Voilà un thème que j’aborderai régulièrement dans ce blogue. En fait, c’est la chronique de Vincent Marissal, dans La Presse du 15 mars 2010, qui me fait remettre le couvert à ce sujet. M. Marissal publie en effet un article intitulé « Pauline la pas fine » traitant des propos « pas fins » de Pauline Marois, la chef du PQ, qui aurait déclaré que « le premier ministre Charest est à la solde des bonzes de la construction. » Après avoir lourdement critiqué cette sortie de la chef du PQ : « Pauline Marois ne s’honore pas en alimentant les rumeurs », Monsieur Marissal en vient à se questionner :

« Les questions de fond demeurent : que se passe-t-il vraiment dans le milieu de la construction? Quelle est l’influence réelle de ce milieu sur les élus? Quelles sont ses méthodes? Paye-t-on trop cher au Québec pour les grands chantiers? […] Une bonne façon de vérifier la véracité de tout ce qui se dit sur le monde de la construction ces temps-ci serait « d’asseoir dans la boîte » tout ce beau monde, comme on dit dans le jargon judiciaire. »

Sauf que le gouvernement refuse « d’asseoir dans la boîte tout ce beau monde ». Que faire alors? Attendre et se contenter de se poser des questions auxquelles personne ne répondra, comme le font les médias? Ou bien… enquêter, comme ils devraient le faire? Et nous arrivons là au cœur de cette fameuse « crise des médias », due selon eux, aux blogues et aux médias sociaux, faut-il le rappeler? Il fut un temps où les journalistes étaient curieux et indépendants, tandis qu’ils semblent aujourd’hui timorés et attentistes. A tel point que l’on se demande si un scandale tel le Watergate pourrait éclater aujourd’hui. Par contre on n’a aucun doute que si un président trompe sa femme, il risque la destitution. Ouf, l’honneur est sauf!

Le fait que depuis une dizaine d’années l’on ait assisté à une concentration sans précédent des médias, qui appartiennent aujourd’hui à quelques grands hommes d’affaires (deux seulement au Québec, faut-il le rappeler?), pourrait-il expliquer cette dramatique évolution? A en croire les médias : non! Si l’on décortique leurs discours, la concentration de la presse n’a que des avantages. Elle permettrait notamment de renforcer un secteur souvent en proie à des difficultés économiques et de réaliser d’importantes « économies d’échelle ». Pourtant, lorsqu’on lit le magazine –trente-, une publication dans laquelle les journalistes ont davantage les coudées franches (peut-être car elle est indépendante?), il reste peu de place au doute. Ceux-ci sont parfaitement conscients des méfaits de la concentration de la presse pour la démocratie, mais ils n’en pipent pas un mot dans les colonnes de leurs employeurs. On peut comprendre pourquoi.

Hélas pour les médias, les citoyens ne sont pas dupes. Les lecteurs sont conscients que la qualité de l’information diminue. Les sondages rapportant la confiance des citoyens envers la presse montrent que celle-ci est à son plus bas. Et pour cause! Aujourd’hui, nos journaux sont vides et ne traitent quasiment plus que de faits-divers ou des « people ». Il n’y a tout simplement plus de contenu, celui-ci étant laissé aux agences de presse. La télévision par exemple est devenue un diffuseur de publicités entrecoupées de quelques très rares programmes. Idem pour les journaux, alors que la publicité n’a jamais occupé autant d’espace dans leurs colonnes, celles-ci étant de plus en plus vides et espacées. Même les journaux les plus prestigieux en viennent à publier des articles dans l’unique but de permettre aux compagnies de placer leurs publicités à bon escient.

Voilà qui est préoccupant pour la démocratie. A court terme, cela arrange bien sur tout le monde : le public, car il obtient ce qu’il croit être le plus intéressant. Les patrons de presse, car les ventes augmentent, ou du moins se maintiennent. Et les politiques, car le « peuple » est détourné des « vraies affaires », ce qui leur laisse davantage les mains libres pour mener les politiques qui les arrangent. Qu’importe alors finalement que les citoyens soient de plus en plus mal informés et éduqués (car les médias ont une très importante mission d’éducation, notamment civique)? Au contraire, cela leur facilitera la tâche pour l’emporter.

Sauf que… à long terme, les effets ne sont bons pour personne. Les citoyens se lassent de l’information spectacle et pressentent qu’on leur « cache les vraies affaires ». Car ils finissent par apprendre des choses (par le bouche à oreille, en voyant par hasard des documentaires… en tombant sur un blog, tiens tiens!). Ils commencent alors à douter des hommes politiques, de l’élite, puis des médias. Peu à peu, c’est toute la crédibilité du système qui est remise en cause. Ils votent alors de moins en moins, ce qui provoque les cris des politiques, qui ont beau jeu de dénoncer le désintérêt des citoyens de la politique. Les médias en rajoutent, et affirment à qui veut l’entendre que cela est dû au « cynisme » de la population! Oui, si les gens ne votent pas, c’est de leur faute, pas de celle des politiques, qui ne respectent quasiment jamais leurs promesses électorales. Ou qui tentent de s’en mettre plein les poches dès qu’ils sont au pouvoir. Les derniers scandales en sont une démonstration criante. Ou qui déclenchent des élections pour des raisons uniquement partisanes (il n’y a qu’à se référer aux dernières élections provinciales et fédérales, déclenchées juste avant les premiers effets de la crise financière).

Bref, nos démocraties sont malades. Il y a quelques années, les journalistes n’auraient pas attendus une action du gouvernement, ou le résultat des enquêtes policières. Il est même surprenant de constater que c’est pourtant actuellement le cas, à l’exception peut-être du magazine Enquête de Radio-Canada, encore que… Ils auraient foncé sur le terrain et auraient enquêté eux-mêmes. Mais les temps ont changé. Le journalisme d’enquête a disparu. Il n’est pas question de nuire aux intérêts des propriétaires des médias, qui dirigent d’immenses empires financiers et industriels. Du coup, les ventes stagnent, ou baissent, tandis que l’audience des blogues, si elle est surement exagérée (pour vendre du papier justement) semble… faire concurrence aux médias dit « traditionnels ». En fait, pour masquer leur manque d’« agressivité » (dans le bon sens du terme), les médias rejettent la cause de leurs problèmes… sur les blogueurs! Des gens qui n’ont généralement aucun moyen, et qui hormis quelques-uns, ont une audience extrêmement réduite. On parle aussi de la « fragmentation » des auditoires, alors que cela fait plus de 30 ans que le câble existe et plus de 15 pour Internet.

Le plus intéressant dans tout cela, est de constater que dans le même temps, le seul journal dit « indépendant » au Québec, Le Devoir, voit ses résultats s’améliorer, le tout en pleine crise financière! N’y-a-t-il pas là quelque chose qui cloche? Le vrai problème ne serait-il pas alors celui de l’indépendance des journalistes (vous êtes-vous demandés quelle ambiance pouvait régner dans une salle de rédaction lorsqu’il s’agit du choix des nouvelles à publier?). Alors on emploie des « chroniqueurs » pour tenter de limiter la casse. Ceux-ci se multiplient comme des petits pains. A charge pour eux de retenir les lecteurs en réagissant généralement aux nouvelles du jour, ou tout simplement en faisant part de leur humeur. Mais là encore, c’est très insuffisant. Car le chroniqueur n’est pas un journaliste d’enquête. En (sur)réagissant à chaque nouvelle sans en connaître touts les tenants et aboutissants, il réussit à retenir l’attention un moment, mais il finit par lasser (il y a bien sur des contre-exemples incompréhensibles, comme Pierre Foglia, qui bien qu’il ait beau se vanter de raconter n’importe quoi, réussit à avoir une influence réelle sur les ventes du quotidien La Presse).

La chronique, justement, de Vincent Marissal, et les questions qu’il y pose, prennent donc ici un tout autre sens. Ne serait-il pas temps que les journalistes reviennent aux fondamentaux et se remettent à enquêter plutôt que d’écrire pour remplir du papier? Mais il y a peu d’espoir de changement à court terme. Tout simplement car les médias sont désormais entre les mains d’hommes extrêmement puissants qui ont intérêt, en dépit des apparences, à ce que le système actuel perdure. En arguant du fait que les médias sont en difficulté à cause des « nouveaux médias », ils s’autorisent à compresser encore davantage, à réduire les rédactions, voire à les supprimer totalement et ce, dans le but inavoué mais bien réel de limiter la portée des journaux. Car les médias ont un pouvoir d’influence extraordinaire, comme le notait Francis Bouygues, le patron du géant de la construction française, qui avait réussi en 1986 à racheter TF1, la première chaîne de télévision française. Celle-ci est encore propriété du groupe et continue d’obtenir une audience de plus de 30%, essentiellement grâce à des programmes de télé-réalité. Le rêve de tout industriel, qui peut ainsi contrôler l’information délivrée aux citoyens tout en pouvant placer une épée de Damoclès au-dessus de la tête des politiques. C’est le cas de Paul Desmarais et de Pierre-Karl Péladeau, ici au Québec (j’y reviendrai dans d’autres chroniques).

Les blogues et les médias sociaux ont donc le dos large pour expliquer, dans tous les sens du terme, cette « faillite » des médias, qui va, comme on l’a vu, du contenu des journaux jusqu’à leurs résultats financiers, les deux étant intimement liés, ce que l’on a tendance à oublier. Mais ce discours fait bien l’affaire de l’élite. Et n’est-ce pas là le plus important?


Christian Leray

Christian Leray est le président de Prisme Média, une société spécialisée en analyse de presse. Il profite d'une expérience d'une dizaine d'années dans le domaine de l'analyse du contenu des médias. Il a notamment dirigé le Laboratoire d'analyse de presse Caisse Chartier de l'UQAM et a publié en 2008 un ouvrage aux Presses de l'université du Québec: L'analyse de contenu, de la théorie à la pratique.