La semaine dernière, je tentais dans un premier billet (publié originellement sur Regards RP, la revue de la Société des professionnels en relations publiques du Québec) de mettre en perspective le pouvoir d’influence des médias sociaux versus celui de la presse traditionnelle. Après avoir traité du cas Kony 2012, je poursuivais mon analyse avec la contestation qui a entouré Lassonde, l’entreprise propriétaire des jus Oasis. Je m’interrogeais si dans ce cas, c’était effectivement Twitter qui avait fait plier l’organisation plutôt que les médias grand public. Suite de ma réflexion avec l’impact de Facebook.

J’ai visité le lieu de la contestation : la page Facebook des jus Oasis. On constate que les personnes qui commentent ne cessent de citer… La Presse. En fait, le quotidien montréalais, par sa réactivité, a entretenu la polémique sur les médias sociaux. Les concurrents ont suivi, ce qui a généré une improbable couverture de presse. Une nouvelle fois, on se rend compte de l’influence incroyable qu’exerce la presse sur le façonnement de l’opinion publique.

«  Dans cette affaire, les médias sociaux sont à la remorque de la presse traditionnelle. Ils ne créent pas l’évènement, ils ne sont qu’un lieu de réaction. »

En outre, qu’en est-il de cette contestation? Sur Facebook, il ne s’est agi que de quelques centaines de personnes (certes en quelques heures) et la seule page de contestation ou d’appel au boycott que j’ai trouvée ne comptait que… 7 membres! Pendant ce temps, la page Facebook des jus Oasis comportait encore plus de 34 000 fans.Dans cette affaire, les médias sociaux sont à la remorque de la presse traditionnelle. Ils ne créent pas l’évènement, ils ne sont qu’un lieu de réaction. Ce sont les médias traditionnels qui alimentent les contestations sur les médias sociaux.

Cela peut paraître étonnant au premier abord. Pourtant, quand on prend du recul, on se rend compte que, bien que les médias sociaux ne soient pas une nouveauté (Facebook a été créé en 2004 et comptait « 2 752 100 [membres] au Québec en 2008), il a fallu attendre 2012 pour qu’une première campagne négative ait lieu au Québec. En fait, il est surprenant que ce soit une histoire presque anodine (même si la situation vécue par la personne poursuivie a dû être extrêmement difficile à vivre) qui soit le premier cas de « viralité négative ». On aurait pu s’attendre à des contestations plus importantes sur des enjeux de société comme les minières, le gaz de schiste, voire la grève étudiante.

À ce sujet, je suis allé voir ce qui se passait sur Facebook et je dois bien avouer que je n’ai pas trouvé grand-chose3. Par exemple, le groupe « Oui à la grève générale étudiante » ne comporte que 2 041 membres ce qui est insuffisant pour faire trembler le gouvernement.
Pour le reste, je n’ai pour le moment pas encore vu de vrai cas de « viralité négative». Et je doute qu’il y en ait qui émergent, du moins spontanément. Car cela se fera à la suite soit :
  • d’un plan de communication parfaitement orchestré, comme pour Kony 2012
  • à la suite de nouvelles dans les médias « traditionnels », comme pour les jus Oasis

S’il y avait une tendance émergente pour des campagnes citoyennes négatives majeures sur les médias sociaux, on en aurait déjà vu plusieurs. Cela est probablement dû au mode de fréquentation des médias sociaux, essentiellement constitué de « papillonnage », tandis que les sujets graves retiennent très peu l’attention. Les mentions « j’aime » concernant des sujets comme les compressions budgétaires sont rares comparativement au nombre de commentaires faisant suite à la publication d’une photo du petit dernier.

Pour sa part, Twitter ne rejoignait que 9 % des Québécois en 2010, ce qui signifie que près de 90 % de la population y est étrangère. C’est insuffisant pour générer un véritable mouvement grand public. À ce sujet, on notera l’influence exceptionnelle de quelques célébrités, qui rappelons le, doivent leur notoriété aux médias traditionnels (je pense notamment à Guy A. Lepage).

« (…) dans les faits, les organisations ont peu à craindre si elles restent vigilantes et réactives comme l’a été Lassonde. »

Et les révolutions arabes, dont on a peut-être conclu un peu vite que les médias sociaux avaient joué un rôle central? Interrogé à ce sujet, François Brousseau, chroniqueur-analyste de Radio-Canada pour les affaires internationales, a reconnu, à l’instar de plusieurs spécialistes de la région, qu’Al Jazeera avait joué un rôle beaucoup plus important que les réseaux sociaux. D’ailleurs comment aurait-il pu en être autrement lorsque l’on sait que les accès à Internet étaient contrôlés par le pouvoir?
Bref, si les risques des médias sociaux ne peuvent être occultés (tout comme leur potentiel), dans les faits, les organisations ont peu à craindre si elles restent vigilantes et réactives comme l’a été Lassonde.
Étonnamment, le danger pour les organisations vient davantage des médias traditionnels qui, ne voulant pas se laisser déborder par les médias sociaux, en rajoutent dès qu’ils constatent le début d’un mouvement sur les médias sociaux. Sachant que la presse atteint des centaines de milliers de personnes4 tandis que les réseaux affichent pour le moment encore certaines limites à rejoindre le plus grand nombre et à susciter de l’adhésion sur les thèmes de société, il est plus vital que jamais pour les organisations d’effectuer des veilles et des analyses de presse avancées.

Christian Leray est président de Prisme Media

 



3
 J’écris ces lignes les vendredi 20 et samedi 21 avril 2012, alors qu’une page Facebook appelant à la démission de Jean Charest vient d’être lancée. En quelques heures, elle dépasse les 50 000 abonnés. Cependant, notons que des pages Facebook appelant à la démission du premier ministre existent déjà. Celle-ci a 203 fans, celle-là 12. C’est dire que les médias sociaux ne constituent pas une si grande menace. En outre, rappelons qu’en 2010 une pétition demandant le départ du premier ministre avait recueilli plus de 200 000 signatures… en moins d’une semaine. Et ce, sans les médias sociaux.

4   À lui seul, le TVA Nouvelles de 18h rejoint près d’un million de personnes chaque soir (cf. les rapports BBM des palmarès des émissions les plus écoutées au Québec).


Christian Leray

Christian Leray est le président de Prisme Média, une société spécialisée en analyse de presse. Il profite d'une expérience d'une dizaine d'années dans le domaine de l'analyse du contenu des médias. Il a notamment dirigé le Laboratoire d'analyse de presse Caisse Chartier de l'UQAM et a publié en 2008 un ouvrage aux Presses de l'université du Québec: L'analyse de contenu, de la théorie à la pratique.