Depuis la publication par le désormais fameux site Wikileaks, en novembre 2010, de milliers de télégrammes diplomatiques américains, les médias nous reviennent sur le thème de la « transparence » qu’impose les « réseaux ».

Marie-France Bazot, dans sa chronique sur la station 98,5 FM avec l’ancien chef de l’ADQ (Action démocratique du Québec), Mariot Dumont, ne dit pas autre chose et Radio-Canada y consacre des émissions entières. Mais ont-ils raison? Les compagnies, les partis politiques, nous tous finalement, sommes-nous réellement soumis à une « tyrannie » des réseaux qui nous obligerait à ne plus rien cacher et à ne dire que la vérité, rien que la vérité, je le jure? Pas si sur…

La tyrannie des réseaux

Il est vrai qu’à première vue les révélations de Wikileaks sont détonantes : on obtient des informations traditionnellement réservées à des milieux autorisés et qui ne viennent jamais, sauf très rare exception, jusqu’aux oreilles du public. Déjà, tout le monde affirme que Wikileaks va forcer les États à modifier leurs approches diplomatiques car dorénavant les échanges confidentiels entre ambassadeurs, ministres et chefs d’État peuvent à tout moment devenir publiques. Ce qui risque de mettre les gouvernements dans l’embarras et de refroidir certaines relations avec des gouvernements étrangers.

Il est vrai aussi qu’il y a eu quelques révélations spectaculaires, comme cette vidéo montrant clairement que des soldats américains ont contrevenu aux règles d’engagement et « que ce jour-là, des civils sont morts pour rien » (La Presse, 24 décembre 2010). Rappelons qu’après les faits, l’armée américaine avait assuré que les « règles d’engagement » avaient été parfaitement respectées. Affirmation totalement démentie par la vidéo…

Pourtant, en y regardant bien, que peut-on vraiment retenir de l’ensemble des informations délivrées par Wikileaks? Pas grand chose. On apprend que selon tel ambassadeur tel dirigeant d’un pays à certaines manies. On découvre comment en privé les diplomates traitent les dirigeants des pays dans lesquels ils sont assignés. Cela permet aux médias de publier des articles croustillants. Mais il n’y a finalement rien de bien exceptionnel dans tout cela. Et malgré la vidéo, rien ne change, ou presque, en Irak…

Rappelons qu’avant de faire ses divulgations, Wikileaks les soumet à des médias et pas n’importe lesquels puisque qu’il s’agit entre autre du New York TimesThe GuardianLe MondeEl Pais et Der Spiegel. Et que ceux-ci, très réputés, ayant à leur service des journalistes spécialisés dans les questions du renseignement, font très attention au contenu dévoilé. Bref, il est très peu probable que des « secrets d’État » soient révélés.

L’illusion de la transparence

En fait, Wikileaks, peut permettre d’éclairer certaines politiques ou attitudes de gouvernements. Mais il est faux de déclarer qu’aujourd’hui les réseaux mènent à la transparence totale. Rien qu’à Montréal, c’est toujours le flou sur les allégations de corruption dans le milieu de la construction! Où est Wikileaks quand Yves Mercure, le président de la FTQ-Construction (un syndicat québécois), affirme que « le crime organisé est présent dans l’industrie de la construction, incluant les syndicats », dont le sien? Précisons que M. Mercure a annoncé qu’il ne briguerait pas un autre mandat… Où sont les fameux « réseaux » dans le dossier du Médiator, ce médicament jugé inefficace et dangereux pour la santé (les médias rapportent qu’il aurait entraîné le décès d’au moins 500 personnes), lorsqu’en toute connaissance de de cause, différents ministres français de la Santé ont continué de permettre son remboursement par la Sécurité sociale? Et des exemples comme ça, il y en a bien sur une quantité incalculable. Et il est donc évident qu’Internet ne résoudra pas plus les problèmes de transparence qu’avant.

La tyrannie de la transparence… sans les réseaux

Il est d’ailleurs essentiel de noter que les révélations de Wikileaks sortent par l’intermédiaire… des médias « traditionnels ». Car ils assurent le sérieux de l’information… et surtout ont une audience exceptionnelle. Deux domaines dans lesquels les médias sociaux ne sont pas encore prêts de rivaliser. Et ce, bien que la confiance du public envers les médias soit actuellement à son plus bas.

En outre, il est important de rappeler que des « révélations » du genre de celles de Wikileaks sont déjà sorties avant l’avènement d’Internet. On peut penser au Watergate mais surtout aux Pentagon Papers, un document rédigé par des experts de l’armée américaine à propos de la guerre au Vietnam et qui a été rendu public grâce à quelques citoyens. Voici une des révélations de ceux-ci (source Wikipedia) :

Les papiers révèlent, entre autres, que le gouvernement américain a délibérément étendu et intensifié la guerre du Viêt Nam en menant des bombardements secrets sur le Laos, des raids le long du littoral vietnamien, et en engageant les marines dans des actions offensives, avant leur engagement officiel, et alors que le président Lyndon Johnson avait promis de ne pas s’impliquer davantage dans le conflit. Ces révélations ont ébranlé la confiance de l’opinion et contrecarré l’effort de guerre du gouvernement Nixon.

En fait, on se rend compte que les plus grands scandales sont sortis avant l’avènement d’Internet, finalement à une époque où la presse pouvait se targuer d’être Le « quatrième pouvoir ». Internet n’a pas empêché le 11 septembre et encore moins la guerre en Irak. En France, les plus grands scandales sortent par l’intermédiaire du Canard Enchaîné, pas par les « réseaux ».

La tyrannie des réseaux à l’heure de la démocratie

Aujourd’hui, il est incroyable de noter le complexe système qui permet à Wikileaks de fonctionner (source Le Monde diplomatique) :

Le site est basé en Suède. A ce titre, il bénéficie du niveau de garantie exceptionnel que la loi suédoise offre aux « lanceurs d’alerte » en termes de protection de l’anonymat des sources (1). Mais ce n’est pas tout. Si c’est une société suédoise — PRQ — qui l’héberge, tout document adressé au site passe par des serveurs situés en Belgique. Pour quelle raison ? Parce que celle-ci dispose également de lois très strictes sur la protection des sources. Enfin, son fondateur, M. Julian Assange, a choisi de présenter la vidéo du massacre de Bagdad évoquée ci-dessus en Islande, pays qui vient de promulguer un ensemble de lois — Icelandic Modern Media Initiative — destinées à en faire un refuge pour les lanceurs d’alerte et le journalisme d’investigation.

Un tel montage conduit alors à se poser la question suivante : les pays occidentaux permettent-ils encore une totale liberté d’expression? En France, le droit du secret des sources est mort (dans l’indifférence) depuis l’affaire Sénat, un ancien membre du cabinet de l’ex-ministre française de la Justice, Michèle Alliot-Marie. Celui-ci est très fortement soupçonné d’être la source d’un journaliste du Monde dans l’affaire Woerth-Betttencourt, alors que le gouvernement l’aurait retracé en épluchant les relevés téléphoniques du journaliste avec il était en contact, une pratique illégale. Ici-même, au Canada, les journalistes rapportent (très mollement il vrai) les différentes entraves que leur jettent les gouvernements lorsqu’ils font appel à la loi sur l’Accès à l’information.

En tout cas, je vous conseille de lire cet article du Monde diplomatique, car il remet en cause de nombreux mythes, et s’inscrit ainsi dans la lignée des propos que je tiens dans ce blog. Par exemple, il contrecarre cette affirmation couramment entendue selon laquelle « les médias sont morts ».

Bref, croire que les réseaux permettent la « transparence totale » est une illusion. Chaque semaine, un journal comme Le Canard Enchaîné fait des révélations extrêmement embarrassantes pour le gouvernement français et il apparaît à l’heure actuelle qu’il s’agit d’un moyen largement supérieur aux réseaux d’assurer aux citoyens une information essentielle. D’autant qu’il ne faut pas oublier que les nouvelles technologies représentent également un moyen exceptionnel pour ceux qui nous gouvernent de nous surveiller toujours davantage… tout en cachant mieux leurs secrets. Depuis l’usage systématique des déchiqueteuses et la numérisation des données, il est fini le temps où des journalistes motivés pouvaient trouver des preuves simplement en fouillant les poubelles! En fait, les secrets n’ont sans doute jamais été aussi bien gardés qu’aujourd’hui.


Christian Leray

Christian Leray est le président de Prisme Média, une société spécialisée en analyse de presse. Il profite d'une expérience d'une dizaine d'années dans le domaine de l'analyse du contenu des médias. Il a notamment dirigé le Laboratoire d'analyse de presse Caisse Chartier de l'UQAM et a publié en 2008 un ouvrage aux Presses de l'université du Québec: L'analyse de contenu, de la théorie à la pratique.